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Quand Marie contemple le Mystère de l’Incarnation


À la collégiale Notre-Dame de Mantes, une Nativité du XIIIe siècle se cache dans la galerie sud, inaccessible au public mais décrite et expliquée dans cet article.

Collégiale Notre-Dame de Mantes, Vitrail XIIIe siècle

Cette pièce oubliée, antérieure aux représentations de la Renaissance et de l’Âge classique, aide à méditer le mystère de Noël d’une manière plus intériorisée.

Un instant fasciné par les bleus de cette Nativité médiévale[i], le spectateur éprouve un certain étonnement devant la scène qui se déploie sous ses yeux. Curieuse Sainte famille où chaque personnage paraît isolé des autres : les personnages ne se regardent pas ! Rien dans cette œuvre ne laisse songer aux douceurs des scènes de Noël, à la tendresse de Marie, à ses yeux émus et extasiés devant l’Enfant de la promesse ; rien ne laisse deviner non plus la présence du Dieu fait homme.

« Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire » (Lc 2,7)

Contrairement aux scènes suscitant le sentiment, auxquelles les peintres nous ont habitués depuis la Renaissance, l’enfant Jésus, en arrière-plan, déposé dans la mangeoire et emmailloté, n’est ni le point focal de la scène, ni le lieu de convergence des regards de Marie et Joseph. L’étonnement provient encore de la posture de la Vierge, allongée. La différence est grande avec ce vitrail de Montfort l’Amaury, daté du XVIe siècle et composé suivant les canons de la peinture italienne.

Montfort l’Amaury, église Saint-Pierre, Vitrail XVIe siècle

 

La scène s’ouvre sur un paysage fertile et laisse entrevoir le ciel. Le décor met en valeur Joseph et Marie encadrant Jésus, posé nu à terre. La figuration de la Vierge épouse un modèle devenu familier depuis les Italiens du XIVe siècle : l’œil s’est habitué à voir Marie agenouillée devant le divin Enfant[ii] ou simplement assise, comme chez Georges de la Tour. La Vierge adorante, à genoux et mains jointes[iii], reproduit ici le geste devenu caractéristique de la prière occidentale depuis longtemps déjà[iv].

La vierge allongée, une représentation courante au Moyen Age

Ainsi, l’étonnement du spectateur contemporain devant la Nativité bleue de Mantes vient surtout d’une habitude visuelle qui s’est développée ensuite. Mais au Moyen Âge, il n’en était pas ainsi.

D’ailleurs, à la collégiale Notre-Dame de Mantes encore, au début du XIVe siècle, la Nativité sculptée sur le portail des Échevins propose le même motif iconographique de la Vierge allongée : le marteau des révolutionnaires n’a pas altéré son sourire. En dépit d’une disposition différente des éléments, la figuration présente les mêmes  caractéristiques : Marie pensive ne se tourne pas vers l’Enfant, et sur la droite, la posture d’un Joseph très mutilé montre qu’il porte lui aussi son regard vers un ailleurs insaisissable.

Collégiale Notre-Dame de Mantes
Portail des Échevins (XIVe siècle)

« Marie, cependant, retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur … » (Luc 2, 19)

La Nativité bleue rappelle à l’amateur des vitraux médiévaux une autre œuvre du XIIIe siècle ; un médaillon de L’Enfance du Christ[v], à la cathédrale de Beauvais, présente la même iconographie : la Vierge allongée y tourne le dos à son enfant et Joseph se trouve à l’écart de la scène principale. Il ne s’agit pas de reproduire une scène de tendresse familiale, mais comme dans la spiritualité des icônes[vi], de méditer le Mystère du Dieu fait homme en Christ.

Bien observer cet étonnant vitrail

C’est précisément ce que propose la Nativité bleue. Sur la partie gauche du vitrail, un Joseph pensif vêtu de vert et rouge, médite, la main gauche soutenant son menton, le regard perdu dans un hors-champ. On ne sait ce qu’il scrute, mais il invite à regarder plus loin que la scène visible. À droite, Jésus est emmailloté dans des langes serrés qui le transforment en chose inerte, sous le regard d’un bœuf dont les détails de la tête sont bien conservés, et d’un âne d’une froide pâleur[vii]. Pourtant, discrètement, se laisse discerner la divinité de Jésus : un nimbe surmonte sa tête, alors qu’en sont dépourvus Joseph et même Marie. L’élévation du petit corps dans la mangeoire, au-dessus de la tête de la Vierge, suggère la même réalité : cet Enfant est bien le Dieu fait homme ; « Jésus est ‘d’En-Haut’[viii] ».

La figure de Marie envahit la scène – elle occupe la moitié inférieure du vitrail et bien davantage si l’on considère la surface accordée à la couleur bleue dans ses diverses tonalités. On sait, grâce aux analyses de Michel Pastoureau, qu’elle est associée à la Vierge, depuis la « révolution bleue » où il discerne un « phénomène de symbolique religieuse lié au développement du culte marial à cette époque[ix] ». C’est sur elle que le maître-verrier oriente le regard. C’est donc la clef de la scène.

Marie est allongée, mais elle a les yeux grand ouverts. « Écoute, ma fille, regarde et tends l’oreille » (Ps 44,11) … elle est tout entière en éveil. Conformément au verset de Luc qui montre que la Vierge « retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur », la Vierge du vitrail tient son regard fixé sur l’Invisible, un regard qui est aussi écoute de la Parole. Ainsi, elle ne se détourne pas de l’Enfant-Dieu, mais elle le contemple, dans une attitude qui dépasse – et sublime – la simple tendresse humaine d’une mère. Tout est compris dans cette disponibilité du regard qui nous ouvre à l’inouï de l’Incarnation.

Saint Paul-VI faisait de Nazareth une école du silence. Il écrivait : « Que renaisse en nous l’estime du silence, cette admirable et indispensable condition de l’esprit ; en nous qui sommes assaillis par tant de clameurs, de tracas et de cris dans notre vie moderne bruyante et hyper sensibilisée. Ô silence de Nazareth, enseigne-nous le recueillement, l’intériorité, la disposition à écouter, les bonnes inspirations et les paroles des vrais maîtres ; enseigne-nous le besoin et la valeur des préparations, de l’étude, de la méditation, de la vie personnelle et intérieure, de la prière que Dieu seul voit dans le secret.[x] » Telle peut être aussi notre prière devant l’Enfant de Bethléem, contemplé avec les yeux de Marie.

 

Marie-Christine Gomez-Géraud

[i] André Rhein (Notre-Dame de Mantes, Paris, Henri-Laurens, 1932, p. 94) et Henri Clérisse (Promenades dans Mantes, Imprimerie Beaumont, Mantes, 1939, p. 19) datent cette pièce du XIIIe siècle. Cette Nativité fait partie d’un ensemble de trois vitraux : les deux autres représentent l’Adoration des mages. Avant que l’Administration des Beaux-Arts ne les fasse transférer à leur emplacement actuel, ils se trouvaient dans la salle du Chapitre. Malheureusement, la Nativité est désormais placée au centre de la série et interrompt la procession des mages vers Marie et Jésus. Je remercie Serge Verrey pour avoir communiqué les photos des œuvres de la collégiale de Mantes.

[ii] C’est le cas pour Fra Angelico, Botticelli ou Piero della Francesca. Le modèle passe très vite les frontières : on le retrouve par exemple chez Robert Campin (vers 1420-1425) et un peu plus tard chez Hugo van der Goes (vers 1470).

[iii] Cette posture investit peu à peu l’art, comme le montre Giulia Puma dans sa thèse soutenue en 2012, La Nativité italienne. Une histoire d’adoration (1250-1450)  : « Absent de l’iconographie de la Nativité jusqu’à la toute fin du Duecento [NDR : les années 1200], le geste de l’adoration – la position de prière qui consiste à se tenir à genoux les mains jointes, appelée genuflexio recta – y devient, en l’espace de quelques décennies à peine, un motif courant pratiqué aussi bien par Marie que par Joseph, les anges, les bergers, voire l’âne et le bœuf » (Giulia Puma, « La Nativité italienne : une histoire d’adoration (1250-1450) », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne]

[iv] Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 295, date des XI-XIIe siècles les deux gestes de prière caractérisant la prière dans l’Occident chrétien (mains jointes et genoux fléchis).

[v] Le vitrail est situé dans la chapelle centrale de l’abside, à droite de L’Arbre de Jessé. Voir le vitrail

[vi] De fait, la tradition orthodoxe a conservé  certains de ces canons : c’est le cas de la fameuse Nativité de Roublev ou de la Nativité de Novgorod, toutes deux datant du XVe siècle.

[vii] Sur la présence des animaux, l’analyse du pape Benoît XVI dans L’Enfance de Jésus (Paris, Flammarion, 2012, p. 100-101) rappelle, s’il était nécessaire, que le motif n’a rien de folklorique ; il invite à faire le lien entre Is 1, 3 et Ha 3,2, et interprète la présence des « deux animaux comme représentation de l’humanité sans intelligence qui, devant l’Enfant, devant l’humble apparition de Dieu sans l’étable, arrive à la connaissance » (p. 101).

[viii] J’emprunte la formule à l’analyse que développe Éliane Gondinet-Weinstein (Un vitrail pour Noël, Paris, Mame, 1988, p. 54) sur l’Enfance du Christ de Beauvais. Elle précise que ce modèle « est conforme à une très ancienne tradition palestinienne et syrienne, reprise par la tradition byzantine […] Elle marque l’appartenance de l’enfant à la sphère divine ».

[ix] Michel Pastoureau, « Du bleu au noir. Éthiques et pratiques de la couleur au Moyen Âge », Médiévales, 1988/14, p. 10.

[x] Homélie de Paul VI à la basilique de Nazareth le 5 janvier 1964.

Bibliographie :

  • Éliane Gondinet-Weinstein et Émile Rousset, Un vitrail pour Noël, Paris, Mame, 1988
  • Benoît XVI, L’Enfance de Jésus, Paris, Flammarion, 2012