Des pistes de réflexion et d’action à partir de Dilexi Te
Anne Sudan et le P. Benoît Chevalier, co-responsables du Pôle charité & mission, nous donnent quelques pistes pour s’approprier et mettre en oeuvre l’exhortation apostolique du Pape Léon XIV, Dilexi Te
En quoi Dilexi Te renouvèle-t’elle la perception des pauvres ?
P. Benoît Chevalier :Dilexi Te nous présente les pauvres non seulement comme objets de notre compassion, mais aussi comme des sujets et des « maîtres de l’Évangile ».
La personne pauvre est bien sûr une personne qui a besoin de soutien, de protection, comme le dit la Bible en parlant des anawim (les pauvres de Dieu : veuves, orphelins et migrants, qui sont sans protection d’un mari, d’un parent, d’un chef de clan). Mais la personne pauvre est riche aussi de ce qu’elle porte en elle. A travers ce qui lui manque elle est la mieux à même de recevoir la grâce de Dieu, la bonne nouvelle. Qui mieux qu’un pauvre peut comprendre ce qu’est avoir faim et soif de Dieu ? qui mieux qu’un étranger peut comprendre que nous sommes des étrangers sur cette terre ? qui mieux qu’un détenu peut comprendre la liberté que Dieu offre dans sa miséricorde. En sa chair, en son âme, la personne pauvre est par sa pauvreté un trésor riche pour l’Eglise car elle porte en elle un manque qui se fait espace pour Dieu. Dès lors, le Pape Léon rappelle s’il en était besoin que la personne pauvre n’est pas qu’un être à aider mais une personne en qui on rencontre le Christ. Léon nous rappelle aussi que le pauvre n’est pas qu’un « assisté ». il possède aussi sa capacité à donner : « Cela implique de valoriser le pauvre dans sa bonté propre, avec sa manière d’être, avec sa culture, avec sa façon de vivre la foi. » (§101)
L’enjeu de la rencontre avec les pauvres n’est pas qu’un enjeu de solidarité sociale. C’est un enjeu profondément théologique, un enjeu de révélation.
Jusque là les encycliques sociales insistaient beaucoup sur les questions d’injustice à réparer (ce que fait aussi le présent texte bien sûr). Mais là il apporte ce regard théologique.
C’est aussi une invitation forte à ne pas faire pour les pauvres mais avec les pauvres. Le texte apporte cet appel vibrant à ne pas considérer la personne pauvre comme une réalité extérieure à l’Eglise que l’Eglise devrait rejoindre en sortant d’elle-même, mais comme son centre propre.
On peut repenser au Magnificat : « il a renversé les riches, il élève les pauvres ; il a comblé de bien les affamés, renvoie les riches les mains vices ». Dieu se fait proche et il a une faiblesse pour les pauvres. “Les pauvres ne sont pas un problème social mais le centre de l’Église : Ils sont une “question de famille” ; ils sont “des nôtres”. La relation avec e
ux ne peut pas être réduite à une activité ou à une fonction de l’Église” (§104)
“Servir les pauvres n’est pas un geste à faire « du haut vers le bas », mais une rencontre entre égaux… C’est donc en se penchant pour prendre soin des pauvres que l’Église assume sa posture la plus élevée. (§79)” Il faut savoir reconnaître aux pauvres une expérience et une créativité « indispensable[s] à l’Église et à l’humanité » (§ 82).
Rappelons-nous aussi les célèbres “quatre verbes” du Pape François : “Accueillir, protéger, promouvoir et intégrer” ou son souhait “d’une Église pauvre pour les pauvres” nommés par St-Laurent le diacre « des Trésors de l’Eglise ».
C’est d’ailleurs cette appellation que nous avons reprise pour le pèlerinage jubilaire des Trésors d’Espérance à Rome et le parcours spirituel « je suis un trésor » que nous avons proposé aux paroisses la semaine qui suivait la journée mondiale des pauvres.
Une année où Dieu dit DILEXI TE, « Je t’ai aimé » à chaque pèlerin qui passe une Porte sainte, même les pauvres. L’espérance, la confiance en Dieu, c’est ce qui reste quand on est à terre, sans rien.
Que vous inspire l’expression « se laisser évangéliser par les pauvres » (§102) ?
P. Benoît Chevalier : “Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait” dit Jésus. L’attention aux pauvres est une manière directe de questionner notre lien à Dieu. Les plus pauvres sont maîtres en Béatitudes. Nous sommes invités à nous laisser déplacer, pour voir le monde à partir de leur regard.
« Nous ne sommes pas dans le domaine de la bienfaisance, mais dans celui de la Révélation : le contact avec ceux qui n’ont ni pouvoir ni grandeur est une manière fondamentale de rencontrer le Seigneur de l’histoire » (§ 5)
L’évangélisation par les pauvres —c’est-à-dire de nous par eux— vient d’abord d’une lecture originale des Écritures saintes.
Les pauvres mettent des accents différents dans la lecture de la Parole : ils sont attentifs à certains aspects, à la relation de Jésus avec les plus pauvres évidemment, et ils vont la rendre réelle. C’est le premier effet.
Le deuxième effet concerne l’incarnation, c’est-à-dire au niveau anthropologique. Les pauvres nous aident à aller jusqu’au bout d’une anthropologie, comme le Christ a été jusqu’au bout de l’humanité. Quand on dit que Dieu s’est fait homme jusqu’au bout, personne ne peut comprendre ce « jusqu’au bout » mieux que les plus pauvres, ceux qui sont obligés de le vivre. Le Christ en Croix rejoint les pauvres dans leur souffrance et les pauvres, en regardant Jésus en Croix, entendent DILEXI TE, « Je t’ai aimé ».
Cela nécessite de changer nos manières de fonctionner en Eglise. Quelle place donnons-nous dans nos conseils paroissiaux aux pauvres ? nos paroisses sont souvent dirigées par des cadres qui ont la capacité d’entreprendre, de prendre des responsabilités et il très heureux de pouvoir nous appuyer sur tant de compétences. Mais le risque est de « larguer » les pauvres qui ont besoin de temps, de gratuité, qui n’ont pas forcément les mêmes ressources pour exprimer ce qu’ils ont à exprimer. Il faut prévoir des temps lents, gratuit, en apparence non rentables… dans un monde qui va vite et cultive la performance, la rentabilité. Et cela même est un cadeau : habiter le temps des pauvres permet de conjuguer l’urgence de « l’aujourd’hui » de l’Evangile (cf. Zachée) et la pédagogie divine faite de temps long.
Dans notre diocèse, les Equipes Fraternelles permettent aux personnes fragiles et moins fragiles qui les constituent de parler de cette relation au Christ. Chacun peut exprimer sa foi à partir des écritures et à travers un langage qui lui est propre. Et la fraternité en Christ se développe rencontre après rencontre. L’enjeu est, par de vraies passerelles, d’enrichir toute la communauté de cette parole que les pauvres osent livrer dans un petit cénacle.
L’aumône est remise en valeur par le Pape Léon dans cette exhortation, comment la mettre en pratique ?
Anne Sudan : L’aumône et l’exercice de la charité sont parfois méprisés ou ridiculisés. L’aumône est rarement pratiquée, souvent dédaignée. Elle ne résoud pas tout bien sûr mais elle permet la rencontre et la proximité avec le frère isolé, exclu, humilié ; la solidarité fait partie de l’ADN du chrétien. Ne nous détournons pas du besoin immédiat de la personne, n’y renonçons pas … mais ne nous arrêtons pas là non plus ! Même si en effet l’essentiel est de les aider à trouver un emploi, un toit… Il s’agit de donner ET de créer les conditions d’une vie digne.
Comment se faire le prochain de celui qui est dans le besoin ? Pensons à la parabole du Bon Samaritain. Il faut toujours relire l’Evangile et revenir à l’Evangile pour ne pas se perdre dans des justifications pernicieuses : L’amour des pauvres est la garantie évangélique d’une Eglise fidèle au cœur de Dieu.
Notre évêque développe tout un aspect pratique de la charité dans sa lettre apostolique pour le jubilé.
Dilexi Te encourage à construire à partir du plus pauvre : comment recevoir cette invitation à un changement de mentalité ?
Anne Sudan : Il y a une radicalité dans cette invitation adressée à tous les chrétiens à ne pas seulement rejoindre les pauvres de temps en temps, mais à vivre avec eux et comme eux. C’est ce que l’on appelle l’option préférentielle pour les pauvres. Aller chercher le plus éloigné, repartir de lui, de son expérience, c’est vraiment changer de logique.
Mais en même temps, comme le déroule le Pape dans son exhortation, il y a une continuité de l’engagement pour les pauvres et avec les pauvres dans la Tradition de l’Eglise ! L’Eglise dans son histoire a toujours vécu du souci des pauvres et grâce à eux. La relation avec les pauvres est le marqueur le plus ancien de la fidélité au Christ. L’attention aux pauvres est constitutive de la vie ecclésiale. Dans notre diocèse et ailleurs, les groupes Place et Parole des Pauvres sont des lieux d’échanges et d’écoute des personnes en grande précarité notamment de prise en compte de leur parole évangélisatrice.
La pauvreté n’est pas une fatalité, elle résulte d’une organisation injuste de la société et c’est notamment le rôle des diacres d’être au service du prochain. Dénoncer le système économique et financier actuel et ses « structures de péché » est une chose ; il est également nécessaire de penser et de construire, avec la force du bien, une société différente et plus juste. Et la pédagogie chrétienne de l’inclusion peut être source d’inspiration.
Télécharger l’exhortation apostolique Dilexi Te

